1. Qu’est-ce que le biais d’ancrage ?
Une définition simple
Le biais d’ancrage est un mécanisme psychologique qui pousse notre cerveau à se laisser influencer par la première information que nous recevons, même si elle est arbitraire ou peu fiable. Cette donnée initiale devient un « point de référence » (ou ancre) auquel nous comparons toutes les informations suivantes. Résultat : nos jugements et décisions sont déformés par cet effet, souvent à notre insu.
Les travaux fondateurs de Tversky et Kahneman
Ce phénomène a été mis en évidence par les psychologues Amos Tversky et Daniel Kahneman en 1974. Dans une expérience célèbre, ils demandaient à des participants d’estimer le pourcentage de pays africains membres de l’ONU. Avant de répondre, les participants tournaient une roue de la fortune truquée, qui s’arrêtait sur un chiffre arbitraire (par exemple 10 ou 65). Résultat : ceux qui avaient obtenu un chiffre bas donnaient des estimations beaucoup plus faibles que ceux qui avaient obtenu un chiffre élevé.
Cette expérience montre que, même lorsqu’une donnée est totalement aléatoire et sans lien avec la question posée, elle influence fortement notre jugement. Transposé au monde de l’entrepreneuriat, cela signifie que toute première information — prix, délai, chiffre d’affaires passé — peut orienter vos choix stratégiques, souvent au détriment de votre objectivité.
2. Exemples concrets dans la vie des entrepreneurs
Le biais d’ancrage se manifeste très souvent dans le quotidien d’un chef d’entreprise. Voici quelques situations typiques où il peut influencer vos choix :
Les négociations commerciales
Lorsqu’un client ouvre la discussion avec une offre de prix très basse, il pose d’emblée une ancre mentale. Même si vous êtes conscient que votre prestation a une valeur supérieure, ce premier chiffre influence votre perception. Vous pourriez alors formuler une contre-proposition plus basse que prévu, simplement pour rester “dans le jeu”. À long terme, ce mécanisme peut vous amener à conclure des contrats peu rentables, à rogner sur votre marge, voire à dévaloriser vos services aux yeux des clients.
👉 Exemple concret : vous facturez habituellement 3 000 € une prestation. Un client commence la négociation en proposant 1 200 €. Même si vous refusez cette offre, il devient difficile de demander 3 000 € après cela. Vous risquez de finir à 2 000 €, en pensant avoir fait un compromis, alors que c’est vous qui avez perdu le plus..
La levée de fonds et la valorisation
Lors d’une levée de fonds, la première valorisation évoquée devient une référence pour toutes les discussions. Si un investisseur avance un chiffre bas (par exemple 500 000 €), il sera compliqué de convaincre ensuite que votre société vaut le double ou le triple. À l’inverse, si la première valorisation est très élevée, elle peut créer des attentes irréalistes, rendant plus difficile la conclusion d’un accord.
👉 Exemple concret : une startup estime valoir 2 millions d’euros. Si le premier investisseur propose une valorisation de 800 000 €, même les investisseurs suivants seront tentés de rester proches de ce chiffre. L’entrepreneur risque d’accepter une offre défavorable ou de rater un tour de table faute de crédibilité.
Le recrutement
Le premier candidat rencontré dans un processus de recrutement agit comme un point de comparaison implicite. Si ce candidat est particulièrement compétent, les suivants risquent de vous sembler moins bons, même s’ils sont tout à fait qualifiés. À l’inverse, si le premier est moyen, un profil simplement correct pourra paraître exceptionnel. Ce biais peut conduire à des décisions hâtives ou à des recrutements qui ne correspondent pas réellement aux besoins de l’entreprise.
👉 Exemple concret : vous cherchez un responsable commercial. Le premier candidat a une très forte expérience en prospection mais peu en management. Si vous le voyez comme référence, vous pourriez écarter un autre profil équilibré (prospection + management), car il ne « brille » pas autant sur le critère que vous avez d’abord enregistré.
La gestion financière
Les résultats passés constituent souvent des ancres qui influencent vos choix. Par exemple, si votre entreprise a réalisé 100 000 € de chiffre d’affaires l’an dernier, vous pourriez automatiquement viser +10 % cette année, sans prendre en compte la réalité du marché, vos ressources ou de nouvelles opportunités. Cette fixation sur le passé peut vous amener à viser trop bas, ou au contraire à fixer des objectifs irréalistes..
👉 Exemple concret : un restaurateur qui a fait 500 000 € de CA en 2024 se fixe 550 000 € pour 2025. Pourtant, il ouvre une nouvelle salle et pourrait viser 700 000 €, ou au contraire réduire ses ambitions si la conjoncture locale devient défavorable. Le biais d’ancrage l’empêche de réajuster son raisonnement objectivement.
Les décisions stratégiques
Lorsque vous analysez vos concurrents, le premier benchmark étudié devient un standard implicite. Si ce concurrent affiche des prix, une offre ou une communication spécifiques, vous risquez inconsciemment de vous y aligner. Cela limite votre créativité et vous pousse à calquer vos choix stratégiques sur un acteur du marché, au lieu d’explorer d’autres voies ou d’innover.
👉 Exemple concret : une jeune marque de cosmétiques observe un concurrent qui vend ses produits à 50 €. Elle positionne donc les siens autour de ce prix. Mais si elle avait exploré davantage le marché, elle aurait découvert qu’un autre segment existe, prêt à payer 80 € pour une offre premium - une opportunité ratée à cause du biais d’ancrage..
3. Exemples concrets en lien avec les assurances professionnelles
- La première offre d’assurance : un courtier vous propose une prime annuelle de 1 500 € pour votre assurance RC Pro. Même si vous trouvez cette offre élevée, ce chiffre devient un repère mental.
- Le montant des franchises : une franchise de 500 € devient une référence qui influence votre perception des autres contrats.
- Les plafonds d’indemnisation : un plafond de 100 000 € peut sembler suffisant, alors que vos risques réels s’élèvent à 300 000 €.
4. Les risques du biais d’ancrage
Le biais d’ancrage peut sembler anodin, mais ses conséquences pour un entrepreneur peuvent être lourdes :
- Des décisions stratégiques faussées : se baser sur une première information peut détourner d’une analyse complète.
- Une mauvaise évaluation de votre entreprise : accepter une valorisation initiale trop basse ou rester fixé sur une trop haute peut nuire à vos projets.
- Des accords commerciaux désavantageux : une négociation mal ancrée peut fragiliser votre rentabilité.
- Une lecture biaisée des chiffres : rester fixé sur les performances passées peut donner une vision trompeuse.
- Un frein à l’innovation : l’ancrage pousse à se conformer au marché plutôt qu’à innover.
S’il est impossible d’éliminer totalement ce biais cognitif, plusieurs stratégies permettent de réduire son impact :
- Multiplier les sources d’information : comparez toujours plusieurs devis, études et avis avant de trancher.
- Préparer vos négociations : définissez vos repères (prix acceptables, objectifs minimaux et maximaux, arguments solides).
- Prendre du recul : évitez les décisions immédiates et accordez-vous un temps de réflexion.
- S’entourer de conseils extérieurs : un mentor, un expert-comptable ou un collaborateur peut vous aider à détecter vos biais.
- Se former aux biais cognitifs : connaître ces mécanismes est déjà une protection pour mieux décider.