1. Définition et origine du biais d'omission
Le biais d’omission est un phénomène psychologique bien documenté par les chercheurs Jonathan Baron et Ilana Ritov à la fin des années 1980. Leur travail met en lumière une tendance profondément ancrée chez l’être humain : nous considérons généralement qu’il est moins répréhensible de ne rien faire - même si cela entraîne un préjudice - que de commettre une action qui conduit au même résultat.
En d’autres termes, l’inaction est perçue comme moralement plus acceptable que l’action, même lorsque l’inaction produit un effet aussi, voire plus, néfaste.
Une illusion morale
Ce biais repose sur une illusion morale : la croyance que l’inaction exonère partiellement de responsabilité. Par exemple, si un médecin administre un traitement qui provoque des effets secondaires graves, il sera souvent jugé plus sévèrement que s’il avait simplement décidé de ne rien faire, même si ce non-traitement conduit à la mort du patient.
En psychologie cognitive, cette préférence pour l’omission est rattachée à une forme d’économie émotionnelle : il est moins douloureux de vivre avec un échec lié à une non-action, que d’assumer pleinement les conséquences d’une décision active.
Trois exemples
Le biais d’omission s’observe dans de nombreux domaines :
- Vaccination : les campagnes de vaccination offrent un cas d’école. Certains parents préfèrent ne pas faire vacciner leur enfant par peur d’un effet secondaire rare, même si ce choix augmente objectivement le risque que l’enfant contracte une maladie grave. Le raisonnement implicite est le suivant : « Si je ne vaccine pas, et qu’il tombe malade, ce n’est pas vraiment ma faute. Mais si je vaccine, et qu’il a un effet indésirable, j’en serai responsable. »
- Investissements financiers : dans le monde de l’investissement, de nombreux particuliers conservent de l’argent sur des comptes non rémunérés pendant des années, par peur de mal choisir un produit financier. Cette inaction coûteuse est pourtant moins culpabilisante à leurs yeux qu’une mauvaise décision active, comme un investissement qui se solderait par une perte.
- Assurances professionnelles : beaucoup de freelances ou dirigeants de petites entreprises repoussent la souscription d’une assurance professionnelle, notamment la RC Pro. Ils savent qu’un sinistre pourrait avoir de lourdes conséquences, mais l’idée de « payer pour rien » ou de souscrire une mauvaise couverture leur semble plus difficile à assumer que de ne rien faire du tout. Pourtant, en cas de litige ou de dégât matériel, l’absence de couverture peut mettre en péril toute leur activité.
Un piège silencieux pour les décideurs
Le biais d’omission est d’autant plus insidieux qu’il se confond souvent avec la prudence, voire la sagesse. Pourtant, il conduit à des décisions sous-optimales, en freinant l’action même lorsque celle-ci serait justifiée, voire vitale. Dans le contexte entrepreneurial, ce biais est particulièrement dangereux : il peut empêcher des prises d’initiatives cruciales, compromettre l’innovation, ou encore retarder des ajustements nécessaires à la survie de l’entreprise.
2. Un biais qui touche les entrepreneurs
Si le biais d’omission concerne tout un chacun, il revêt une dimension particulièrement critique dans l’univers entrepreneurial, où les décisions sont nombreuses, souvent complexes, et presque toujours prises dans l’incertitude. À la différence d’un salarié qui peut parfois se retrancher derrière une hiérarchie ou un cadre figé, le dirigeant porte seul la responsabilité des choix… comme des non-choix.
La peur de se tromper dépasse celle de laisser filer une opportunité
Un entrepreneur préfère souvent ne pas agir plutôt que de faire un choix qui pourrait se révéler mauvais. Cette posture découle d’un raisonnement profondément émotionnel : « Si je ne fais rien, au moins, je ne pourrai pas me reprocher d’avoir aggravé la situation. » Cela s’ancre dans une logique de protection psychologique, où l’inaction est vécue comme moins risquée parce qu’elle semble « neutre ». Mais cette neutralité est illusoire : ne pas décider, c’est déjà décider — souvent au détriment de la réactivité, de l’innovation ou de la croissance.
Prenons un exemple simple : une agence de marketing digital hésite à investir dans un nouvel outil numérique pour optimiser ses processus. L’entrepreneur, redoutant de choisir une solution inadéquate ou trop coûteuse, repousse la décision de mois en mois. Résultat ? Des tâches répétitives consomment toujours plus de temps, la productivité stagne, et l’opportunité d’optimiser les marges est perdue… par omission.
Une inaction plus facile à justifier qu’une action ratée
L’un des ressorts profonds du biais d’omission chez les entrepreneurs est le poids du regard des autres. Une mauvaise décision active, visible, concrète, peut être critiquée : par les associés, les clients, les investisseurs ou les équipes. À l’inverse, l’inaction se remarque moins, se dilue dans le temps et dans l’ambiguïté. Elle peut être habillée d’arguments rationnels : « Ce n’était pas le bon moment », « J’attendais plus de données », « Il fallait observer la concurrence »…
En cela, le biais d’omission offre une forme d’alibi psychologique. Il permet de fuir le jugement, voire l’auto-jugement. Mais cette stratégie mentale a un coût : celui de la stagnation.
Dans un monde instable, l’immobilisme devient un risque
Le paradoxe entrepreneurial moderne, c’est que l’environnement évolue si vite que ne rien faire devient souvent plus risqué que d’agir avec incertitude. Les modèles économiques changent, les attentes des clients bougent, la concurrence innove - et celui qui reste figé, par peur de faire un mauvais choix, se condamne à décrocher.
Le biais d’omission empêche d’agir au bon moment, là où l’intuition, les signaux faibles ou les données demanderaient pourtant une prise de décision. Il bloque la dynamique naturelle d’essai-erreur, pourtant fondamentale dans les premières années d’une entreprise.
Un biais d’autant plus fort quand les enjeux sont élevés
Enfin, plus la décision est perçue comme lourde de conséquences, plus le biais d’omission se renforce. C’est le cas, par exemple, lorsqu’un entrepreneur hésite à :
- changer de positionnement stratégique,
- licencier un collaborateur proche mais inadapté,
- refuser une levée de fonds mal alignée,
- souscrire une assurance pour se prémunir contre un sinistre rare mais fatal.
Dans chacun de ces cas, la crainte d’aggraver la situation par une « mauvaise action » bloque l’élan naturel de décision, même lorsque l’inaction est objectivement plus risquée.
3. Conséquences concrètes du biais d’omission en entreprise
Le biais d’omission, s’il n’est pas conscientisé, peut saper silencieusement la performance, la résilience et la croissance d’une entreprise. Il ne produit pas toujours de crise immédiate, mais il installe un climat d’attentisme, dans lequel l’élan décisionnel se fige et les opportunités se délitent.
Voici les principales conséquences observées sur le terrain :
Retard dans l’innovation ou les lancements
Dans de nombreuses entreprises, des idées innovantes restent bloquées au stade de la réflexion. Pourquoi ? Parce que les dirigeants ou les équipes redoutent que la nouveauté soit mal accueillie, peu rentable ou techniquement complexe. Le biais d’omission freine la prise de risque créatif, en renforçant une préférence pour « ce que l’on connaît déjà ».
Exemple : une entreprise de services numériques repère une opportunité sur un marché émergent. Elle attend « d’être prête », puis de valider l’idée, puis que les concurrents se positionnent. Finalement, elle arrive trop tard, le marché est saturé. Elle n’a pas échoué par une mauvaise stratégie, mais par l’absence de stratégie mise en œuvre à temps.
Lorsqu’une entreprise connaît des difficultés récurrentes (pertes de clients, turn-over, baisse de rentabilité), l’inaction décisionnelle peut prolonger l’état de crise. Les dirigeants, paralysés par la peur d’aggraver les choses, évitent les réorganisations, le repositionnement commercial ou la refonte de l’offre. Ils « attendent de voir » … pendant que la situation se détériore.
Coûts invisibles mais réels
Le biais d’omission est sournois car ses effets sont souvent non comptabilisés : ce qu’on ne fait pas ne se voit pas dans un tableau Excel. Pourtant, chaque jour sans automatisation, sans ajustement de prix ou sans stratégie commerciale claire représente un manque à gagner.
Exemple : un consultant freelance qui tarde à souscrire une assurance RC Pro, malgré les risques liés à son activité. Le jour où un client l’attaque pour un défaut de conseil, il se retrouve seul face à des frais juridiques lourds. Ce n’est pas une erreur d’action, mais une omission volontaire — dictée par la peur de « souscrire trop tôt » ou de « choisir la mauvaise formule ».
Perte d’agilité et de vitesse d’exécution
Dans un environnement concurrentiel, la rapidité de décision fait souvent la différence. Une entreprise qui tergiverse trop longtemps rate des partenariats, des recrutements clés, des fenêtres de tir commerciales. Le biais d’omission transforme les comités stratégiques en chambres d’attente, et les validations en impasses.
Rigidité face aux signaux faibles
Enfin, le biais d’omission pousse à sous-estimer les alertes faibles. Un mauvais feedback client, un nouveau concurrent, une évolution réglementaire… autant de signaux qui devraient déclencher une action rapide, mais qui sont souvent repoussés « le temps d’en savoir plus ». Le problème ? Quand on sait « vraiment », il est parfois déjà trop tard.
En somme, le biais d’omission rend l’entreprise réactive au lieu d’être proactive. Elle agit sous contrainte, au lieu d’anticiper. Ce fonctionnement empêche les ajustements fins et agiles, piliers d’une croissance saine.
La première étape pour neutraliser un biais cognitif, c’est de le rendre visible. Le biais d’omission agit en silence, sous couvert de prudence ou de bon sens. Il ne se manifeste pas par une décision erronée, mais par une absence de décision… qui passe souvent inaperçue.
Voici trois pistes pour le détecter, puis des leviers pour le dépasser sans tomber dans l’impulsivité.
Se poser la bonne question : et si l’inaction échoue aussi ?
Un bon test pour repérer le biais d’omission est de se demander : « Si je prends une décision maintenant et qu’elle échoue, m’en voudrai-je plus que si je ne fais rien et que la situation se dégrade ? »
Si la réponse est « oui », alors votre jugement est probablement biaisé. Vous accordez plus de poids émotionnel à l’échec par action qu’à l’échec par omission. Ce mécanisme est humain, mais dangereux pour le pilotage de votre activité.
Reprogrammer son rapport à l’erreur
Il est crucial de changer sa perception de l’échec. En entrepreneuriat, l’erreur n’est pas un verdict, c’est un signal d’apprentissage. Celui qui agit, teste, se trompe et ajuste apprend plus vite que celui qui observe indéfiniment.
Astuce : adoptez une logique de « micro-pari ». Plutôt que de viser la décision parfaite, misez sur une expérimentation contrôlée, avec un point de réévaluation clair. Cela réduit le coût émotionnel et opérationnel de l’échec, et favorise le passage à l’action.
Créer un rituel d’auto-évaluation
Instaurer un moment régulier (hebdomadaire, mensuel…) pour se demander :
- Quelles décisions importantes ai-je repoussées ?
- Pourquoi ? Est-ce par manque d’info… ou par peur ?
- Quels seraient les risques concrets de ne rien faire ?
Cet exercice permet de mettre en lumière les omissions actives. Il transforme l’inaction subie en inaction choisie - voire en action différée pour de bonnes raisons.
Encadrer l’action par des garde-fous
Agir n’implique pas de foncer tête baissée. Au contraire, on peut limiter les risques sans sombrer dans l’immobilisme :
- Fixer un seuil de déclenchement clair : « Si tel indicateur est franchi, alors je passe à l’action. »
- S’appuyer sur des données, pas sur des intuitions seules.
- Partager les enjeux avec un mentor, un associé ou un comité stratégique pour sortir du tête-à-tête mental.
Cultiver une culture de l’itération, pas de la perfection
Le biais d’omission s’enracine dans la peur de mal faire. Or, dans la majorité des cas, ce n’est pas la mauvaise décision qui tue une entreprise, c’est l’absence de décision ou l’immobilisme prolongé.
Adopter une logique d’essai-erreur, valoriser les apprentissages, célébrer les ajustements rapides : voilà ce qui protège réellement.
5. Conclusion : l’inaction n’est pas neutre
Dans un monde où l’action est souvent célébrée, il est paradoxal de constater à quel point l’inaction peut nous sembler plus acceptable, plus sûre, voire plus « raisonnable ». Le biais d’omission nous pousse à croire qu’il vaut mieux ne rien faire que de risquer de faire mal. Mais ce calcul est faussé : l’inaction est aussi un choix, avec ses conséquences, ses coûts et parfois, ses échecs silencieux.
Comparé au biais de statu quo (attachement au familier), à l’effet Peltzman (prise de risque excessive sous protection) et à l’effet Zeigarnik (poids psychologique de l’inachevé), le biais d’omission agit en amont de toute décision. Il paralyse. Il étouffe l’élan. Il fige l’intention avant même qu’elle ne devienne action.
Dans la vie d’un entrepreneur, ce biais peut s’avérer redoutable. Il freine l’innovation, repousse les arbitrages nécessaires, retarde les protections essentielles (comme une assurance pro ou un pivot stratégique), et fait perdre en agilité - ce qui revient à perdre en compétitivité.
Agir comporte toujours une part d’incertitude. Mais ne pas agir par peur de mal faire revient à déléguer son destin au hasard. Le véritable risque n’est pas de se tromper : c’est de ne jamais avancer, de laisser filer les opportunités, de subir au lieu de construire.
Mieux vaut une décision imparfaite qu’une paralysie durable. Car dans l’entrepreneuriat comme dans la vie, le progrès appartient à ceux qui osent, et non à ceux qui s’abstiennent.